Ciné-café du musée Balzac à Saché, dimanche 2 octobre 2011
LA NOUVELLE
L’Auberge rouge, nouvelle publiée en 1831 dans la Revue de Paris, porte un titre à double sens, l’auberge est peinte en rouge selon la coutume allemande et elle est destinée à être ensanglantée. Le texte invente en effet le genre policier et le porte d’emblée à sa perfection en racontant un meurtre sanglant mais sans indices, dont le suspect, le jeune étudiant en médecine Prosper Magnan, ne conserve aucun souvenir, dont il se dit innocent, à moins qu’il ne l’ait accompli au cours d’une crise de somnambulisme.
Mais Balzac invente du même coup une structure très sophistiquée pour mettre en valeur ce genre nouveau, un récit de meurtre enchâssé dans un récit cadre, celui d’un dîner parisien à partir duquel un long récit en flash back retrace le déroulement du crime. Structure éminemment cinématographique que va exploiter et perfectionner le grand cinéaste Jean Epstein à ses débuts
Balzac dote cette forme d’une signification philosophique. Passionné par les états seconds de la conscience, il fait d’abord de l’histoire de Magnan la confirmation de sa théorie de la puissance de la pensée qui tue aussi bien celui qui pense que les autres . C’est « un poison, un poignard ». Dans certaines circonstances, la pensée peut avoir la force de faire exécuter des actes auxquels la conscience ne prend aucune part. Et on peut voir dans cette nouvelle une étonnante préfiguration de l’inconscient freudien. Mais il va plus loin. L’un des intertitres de l’édition Furne de L’Auberge rouge est Les deux justices c’est-à-dire la justice humaine qui s’applique à Prosper et la justice divine qui rattrape Taillefer, dont la fabrique d’épingles brûle et qui meurt dans d’atroces souffrances. Dans l’univers balzacien, il y a une justice supérieure immanente : Taillefer est puni et Prosper devient un martyr sanctifié dans l’au-delà, comme l’indique son nom, annonciateur des béatitudes à venir. Cette signification métaphysique justifie donc encore plus la place de L’Auberge rouge dans l’édition Gosselin des Romans et contes philosophiques, en 1831, puis dans les Etudes philosophiques de La Comédie humaine.
1 : Balzac écrit l’année suivante à Charles Nodier dans la même Revue de Paris, en réponse aux articles de ce dernier intitulés De quelques phénomènes du sommeil et De la palingénésie humaine et la résurrection que le rêve est à ses yeux une preuve parmi d’autres de la double existence de l’homme intérieur et de l’homme extérieur, une occasion de dédoublement pour l’homo duplex, dont l’âme devient libre de s’envoler vers le monde invisible. C’est l’un de ces phénomènes extraordinaires de la pensée, comme l’extase ou l’ivresse, qui permettent à l’être fini de communiquer avec l’infini. Il oppose aux affirmations de Nodier sur la palingénésie, la conception de l’âme et du corps que lui a inspirée Swedenborg et qui a pour conséquence logique une libération de l’être intérieur permettant son accession à l’existence supérieure qui l’attend et que la mort lui confère. On constate à la fois la modernité d’une telle prescience de l’inconscient freudien et une conception lucide de la sublimation mystique.
LE CINEASTE
Plus connu comme théoricien du cinéma que pour une œuvre en partie perdue, Jean Epstein (1897-1953) est pourtant un des grands noms de l’avant-garde française du cinéma des années 20 aux côtés d’Abel Gance et de Marcel L’Herbier.
– Extrait d’un article d’Henri Langlois, publié dans les Cahiers du Cinéma (n°24, juin 1953)
– «Epstein a tout étudié : les théories sur l’image subjective, sur la valeur de l’atmosphère, sur la signification de la composition des plans, sur celle du flou et des surimpressions, sur la cadence, sur le montage, sur les interpolations, les retours en arrière, sur les ralentis. Il a voulu faire la synthèse de cette nouvelle syntaxe et il y a réussi. Il a accumulé dans L’Auberge rouge toutes les difficultés et les a toutes surmontées. (…) Déjà dans ce film, à la faveur d’une ouverture de l’iris, une fête prend pour quelques secondes l’aspect d’une tête de mort. A nous d’y être sensibles, il ne s’agit pas d’un symbole, il s’agit d’une erreur des sens. (…) C’est le triomphe de l’impressionnisme du mouvement, mais c’est aussi autre chose, c’est le triomphe de l’esprit moderne».
COMMENTAIRE SUR LE FILM
Le grand cinéaste Jean Epstein (1897-1953) est à ses débuts. Il a commencé à tourner en 22 deux films Les Vendanges et Pasteur. Il va montrer son talent pour l’adaptation qu’il va continuer à pratiquer avec Mauprat d’après George Sand en 1926 et La Chute de la maison Usher d’après Edgar Poe en 1928. Il exploite et perfectionne en effet la structure éminemment cinématographique de la nouvelle en créant un montage parallèle de deux séries d’événements, la série passée, celle du meurtre, et la série présente, celle du dîner parisien où le narrateur écoute le récit de l’Allemand Hermann et déchiffre attentivement les réactions des convives du repas ; il se convainc et nous convainc peu à peu de la culpabilité de l’un d’eux, le richissime M. Taillefer (interprété il est vrai par le même acteur Jean-David Evremond), dans l’affaire racontée. Le romancier a inventé le gros plan, lui qui, selon les mots de Gautier, « place un microscope devant les yeux du lecteur » pour mettre en évidence les symptômes par lesquels le crime fait retour dans la nouvelle, la culpabilité de Taillefer étant avouée par de nombreux signes : tremblements, sueur, pâleur, gestes machinaux et compulsifs, flamme sombre dans le regard et enfin crise d’une terrible maladie inconnue, qui lui fait pousser des cris terribles.
Jean Epstein, à l’instar du romancier lui-même, implique le spectateur dans la découverte de l’identité de l’assassin par des moyens purement visuels, et fait appel à son active participation par les gros plans sur le visage pathétique de Prosper, excellemment joué par Léon Mathot, d’abord lors de cette
« tempête sous un crâne » causée par la tentation qui lui fait halluciner son crime au lieu de le commettre, puis au cours de son interrogatoire, au cours duquel il devient la vivante image de l’innocence persécutée. Quant au visage de Taillefer, paysage de rides, énigme animée, souffrance active, il s’offre au déchiffrement du spectateur, mis ainsi à même de deviner la véritable personnalité du banquier en même temps que le jeune homme qui l’observe. De même le travelling qui explore tous les coins de l’auberge et celui qui tourne autour d’une table sont des prouesses techniques et artistiques pour l’époque. Mais surtout, le cinéaste souligne le tragique de cette intrigue par l’apparition de la vieille tireuse de cartes, qui prédit à Prosper l’or, le crime et la mort et qui devient elle-même par fondu enchaîné l’image sinistre de ce destin. La surimpression, le montage alterné ou parallèle et le gros plan vont devenir les caractères distinctifs du cinéma de Jean Epstein, comme on peut le voir la même année dans Cœur fidèle. Dans L’Auberge rouge, il associe ainsi les spectateurs à la démarche de sa lecture personnelle et à l’élaboration du film. Le regard perçant de l’observateur-narrateur balzacien inspire l’objectif inquisiteur de la caméra d’Epstein : Ils nous donnent tous deux à voir le spectacle de l’intériorité et ce brouillard de l’imaginaire où le crime prend une existence virtuelle.
Anne-Marie Baron